LA RÉFORME DU MODÈLE ÉCONOMIQUE CUBAIN
OÙ EN ESTCUBA FACE AUX DÉFIS DU XXIeme SIÈCLE
Entretien avec Ricardo Alarcón, Président du Parlement cubain - Salim Hamrani
SL : En avril 2011, le Congrès du Parti Communiste a décidé de réformer le modèle économique cubain. A quoi est dû ce changement ? En quoi consiste-t-il exactement ?
Nous nous sommes rendu compte que nous devions introduire des changements importants au projet économique et social de notre nation, afin de sauver le socialisme, de l’améliorer, de le perfectionner. Nous avons pris en compte des facteurs objectifs de la réalité. Le socialisme cubain a été durant une longue période très lié au socialisme basé en Union soviétique. A l’évidence, il ne peut plus en être ainsi. Il convient de rectifier certains aspects de notre projet économique et social, qui avaient sans doute un sens à l’époque où ils ont été appliqués, mais qui ne se justifient plus. Certaines politiques prises par le passé avaient une explication conjoncturelle, mais n’ont actuellement plus lieu d’être.
Nous essayons d’atteindre une meilleure efficience économique, une utilisation plus rationnelle et efficace de nos ressources naturelles, matérielles, économiques et financières, lesquelles sont limitées. Nous devons prendre en compte les principaux facteurs externes pour ce qui concerne Cuba, en l’occurrence les sanctions économiques que nous imposent les États-Unis, et qui n’ont cessé de s’intensifier lors des dernières années. Il convient également de prendre en compte les réalités positives, tels que les changements importants survenus en Amérique latine et dans la Caraïbe. Après une analyse des problèmes de la société cubaine, une réflexion collective à ce sujet, nous sommes arrivés à la conclusion qu’il fallait introduire des changements pour faire face à ces réalités objectives mais aussi parce que nous sommes convaincus qu’il y a une meilleure façon de procéder pour construire une société plus juste.
SL : Cuba a décidé de réduire le rôle de l’État ?
Nous avons effectivement décidé de réduire le rôle de l’État. Nous n’avons pas renoncé à l’idée que la société a une responsabilité vis-à-vis de ses citoyens. Nous restons convaincus que l’accès à la santé, à l’éducation, à la culture, à la sécurité sociale, à l’assistance sociale, à la retraite, aux congés de tout type, au bien-être sont des droits humains fondamentaux. Ces secteurs représentent la plus grosse partie du budget national et nous obligent à maintenir chaque année un déficit budgétaire d’une certaine importance que nous essayons de contrôler et de réduire. Cela ne se fait pas au détriment du rôle fondamental de l’État.
SL : C’est-à-dire ?
L’État ne renonce pas à son rôle et ne remet pas en cause les acquis sociaux. Pour maintenir un accès à la santé universelle et gratuite, à l’éducation universelle et gratuite et garantir à toutes et à tous les prestations sociales, le droit à la retraite, à l’assistance sociale, il est indispensable d’arriver à la plus grande efficience possible dans la mise en place de ces droits sociaux. Nous avons réalisé un travail de fond afin d’offrir un service d’excellente qualité à moindre coût, non pas en réduisant le salaire de l’enseignant mais au contraire en éliminant les dépenses inhérentes à la bureaucratie.
SL : L’un des objectifs est donc de mettre un terme aux obstacles bureaucratiques, avec un retrait de l’État des secteurs non stratégiques, tels que les salons de coiffure, par exemple.
Raúl Castro a souvent évoqué le cas des salons de coiffure. A quel moment Karl Marx a-t-il affirmé que le socialisme consistait à collectiviser les salons de coiffure ? A quel moment a-t-il dit que cette activité, tout comme de nombreuses autres, devait être administrée et contrôlée par l’État. L’idée du socialisme a toujours été la socialisation des moyens fondamentaux de production. Il est clair que l’acception du terme « fondamental » peut avoir un spectre plus ou moins large. En ce qui nous concerne, nous sommes convaincus qu’il est impossible de renoncer à certaines choses. Néanmoins, pour le reste, il est indispensable de réduire l’implication de l’Etat dans des tâches et des activités que les gens peuvent réaliser eux-mêmes, pour leur propre compte, de façon coopérative. Cela permet à l’Etat de réduire énormément les coûts et de garantir ce que nous considérons comme étant des droits humains fondamentaux. Pour cela, il faut libérer de nouvelles forces productives, permettre les initiatives personnelles aussi bien à la ville qu’à la campagne, afin de construire un socialisme à la cubaine qui, en fin de compte, ne consiste pas à répondre à un dogme établi, à suivre un exemple ou à copier un modèle préétabli.
SL : Un socialisme qui serait donc authentiquement cubain.
Ce qui caractérise actuellement l’Amérique latine est qu’un certain nombre de pays sont en train de construire leur propre socialisme. Pendant longtemps, l’une des erreurs fondamentales commises par le mouvement socialiste et révolutionnaire a été de croire qu’il existait un modèle de socialisme. En réalité, il ne faut pas parler de socialisme mais de socialismes au pluriel. Il n’y a pas de socialisme qui soit similaire à un autre. S’il s’agit de création, cela doit donc répondre à des réalités, des motivations, des cultures, des situations, des contextes, des objectifs qui ne sont pas identiques mais différents.
SL : Comment a été décidée cette réforme du modèle économique ?
Nous nous trouvons face à une situation expérimentale, développée selon une méthode très cubaine et très socialiste, c’est-à-dire à travers un processus constant, large et authentique de consultation populaire. Le Parti a proposé un projet de réforme du système économique. Ce projet a été débattu dans tout le pays, non seulement parmi les militants, mais aussi avec tous les citoyens qui ont souhaité participer à ces discussions. Le projet a d’ailleurs été profondément modifié suite à ces débats. Des articles ont été modifiés, certains ont été proposés, d’autres ont été éliminés. Le document initial a été modifié à plus de 70% suite aux discussions citoyennes et il a ensuite été proposé au Congrès du Parti Communiste. A la fin, un nouveau document a été présenté avec 311 propositions de changement au Parlement qui l’a approuvé. Certaines mesures sont déjà en application, d’autres sont en train d’être mises en place et d’autres sont toujours en phase de débat non pas sur leur contenu, qui a été approuvé, mais sur la manière de les réaliser.
Je ne suis pas sûr qu’il y ait beaucoup de gouvernements dans le monde qui prennent la peine de consulter la population avant de lancer une politique de transformation du système économique. Je ne suis pas sûr que les gouvernements qui ont appliqué des mesures d’austérité drastiques, qui ont réduit les budgets de la santé et de l’éducation, qui ont augmenté l’âge de départ à la retraite, en raison de la crise systémique néolibérale qui touche de nombreuses nations aient demandé l’avis des citoyens sur les changements profonds qui affectent désormais leur quotidien. De tout cela émergera un socialisme nouveau, différent de celui dont nous disposons actuellement mais, ce sera toujours du socialisme et il sera sans doute plus authentique.
SL : Ne s’agirait-il pas d’un retour au capitalisme ?
Je ne pense pas, même s’il est vrai qu’il y aura une plus grande présence dans la société cubaine de mécanismes de marché, d’éléments qui caractérisent l’économie de marché, le capitalisme si vous préférez.
SL : Depuis le mois de novembre 2011, les Cubains peuvent acheter et vendre un logement et des automobiles. Pourquoi quelque chose qui constitue la norme dans le reste du monde était-il interdit, ou du moins fortement encadré à Cuba ?
Permettez-moi de vous donner une explication historique. Dans les années 1960, lorsque ces mesures ont été prises, l’objectif était d’empêcher la restauration capitaliste, avec l’accumulation de biens.Pour ce qui est du logement, la réforme urbaine avait permis à tous les Cubains de posséder un logement en limitant la concentration de propriété. Vous pouvez vous promener dans La Havane et vous ne trouverez absolument personne vivant dans la rue ou sous un pont, comme cela est le cas dans de nombreuses capitales occidentales. Il peut y avoir un problème de promiscuité avec plusieurs générations vivant sous le même toit, mais personne n’est abandonné à son sort. Nous ne voulions donc pas nous retrouver de nouveau avec de multi-propriétaires et c’est la raison pour laquelle des restrictions – et non une interdiction totale – ont été imposées.
SL : Et en ce qui concerne les voitures ?
Pour ce qui est des voitures, la question est plus complexe car il s’agit d’un produit d’importation dont la nation est dépendante. Cuba n’a historiquement jamais eu d’industrie automobile. Cuba a produit quelques moyens de transport collectif, mais l’automobile n’a jamais été produite à Cuba. Il y a également un autre élément fondamental qui est l’essence, le carburant, qui a toujours constitué le talon d’Achille de l’économie cubaine. Il fallait donc établir des contrôles et certaines restrictions.
Il convient de rappeler que certaines de ces mesures de contrôle sont antérieures à l’idée du socialisme cubain. Je me réfère souvent à un document extrêmement intéressant datant de février 1959, quand nous avons établi à Cuba un contrôle sur les devises et les importations. Ainsi, jusqu’à février 1959, la bourgeoisie cubaine était habituée à aller à la banque pour acheter des dollars et importer une voiture, du parfum ou des articles de luxe. Lorsque la Révolution a triomphé, une partie de l’élite liée à l’ancien régime prend le chemin de l’exil et parmi ces personnes là se trouvait le président de la Banque nationale de Cuba.
Le gouvernement provisoire dirigé par Manuel Urrutia nomme alors le Docteur Felipe Pazos à la tête de cette institution. Dès sa prise de fonction, il avait rédigé un rapport qu’il avait remis au président Urrutia – Fidel Castro n’était que chef des Forces armées à l’époque – dans lequel il décrivait l’état des finances cubaines et révélait le pillage des réserves effectué par les dirigeants de l’ancien régime avant de prendre la fuite. Pazos – et non le Che Guevara, Raúl Castro ou autre radical du Mouvement 26 Juillet – qui était le représentant emblématique des classes aisées, très respecté par la bourgeoisie de l’époque, avait décidé donc d’établir le contrôle des changes, de cesser la vente de dollars, et d’imposer un contrôle strict sur les importations. En tant que président de la Banque nationale, il avait informé Urrutia qu’il était impératif de prendre ces mesures au vu du désastre financier dans lequel se trouvait la nation. La situation économique de Cuba était dramatique et il faut reconnaître que les éléments de tension qui existaient au sein de l’économie cubaine n’ont toujours pas disparu.
Ainsi, à partir des années 1960, il y a eu une forte restriction sur l’importation de produits – y compris les automobiles – et cela s’est poursuivi jusqu’à aujourd’hui pour des raisons économiques.Il existait deux types de situations. Ceux qui disposaient déjà d’une voiture avant le triomphe de la Révolution pouvaient l’utiliser comme bon leur semblait, la vendre, etc. Ensuite, étant donné que l’État avait le monopole des importations, l’automobile était vendue aux fonctionnaires à un prix subventionné – souvent à peine 10% de sa valeur réelle – ou aux éléments méritants. La contrepartie est qu’il ne leur était pas possible de la vendre pour des raisons anti-spéculatives évidentes.
Ainsi, la propriété personnelle de l’automobile était limitée laquelle était destinée à une fonction sociale. Si l’on légalisait la vente de voitures, la possession de ces dernières reviendrait non pas à ceux qui en faisaient un usage social ou l’avaient acquis grâce à leurs mérites, mais à ceux qui disposaient des revenus les plus importants. Cela se justifiait ainsi à l’époque. Il fallait éviter le développement de la spéculation sur les voitures, car à l’évidence, le pays ne disposait pas des ressources suffisantes pour les importer en masse, ni pour fournir le carburant nécessaire à leur fonctionnement. Là encore, l’Etat a imposé certaines restrictions.
SL : Qu’en est-il maintenant ?
Désormais, nous voyons cela sous un angle différent. Si l’on est propriétaire de son logement – ce qui concerne 85% des Cubains –, il est possible de le vendre. Pour quelles raisons ? Prenez le cas d’une famille qui s’agrandit et qui souhaite acquérir un bien plus grand et le cas d’un ménage qui se rétrécit, car les enfants ont grandi et se sont mariés, et qui nécessite un logement plus modeste. Désormais, il leur sera possible de procéder à un échange ou à une vente. Il est également possible de le léguer, de le prêter, de le louer, etc. Auparavant, seul l’échange était autorisé, tout comme la location de chambre. En réalité, il s’agit désormais de faciliter ce type de transactions et d’éliminer tous les obstacles bureaucratiques.
SL : Quels étaient ces obstacles ?
Il fallait auparavant une décision administrative de l’Institut national du Logement. Pour cela, un accord du Bureau municipal du Logement était nécessaire, puis il fallait obtenir une autorisation au niveau provincial et enfin au niveau national. La bureaucratie était énorme et étant donné qu’il s’agissait de décisions administratives, elles étaient source de corruption et de pots-de vin. Désormais, depuis le 1er décembre 2011, si deux personnes souhaitent échanger leur logement, il leur suffit simplement de passer devant le notaire avec les titres de propriété. Toutes les démarches bureaucratiques inutiles ont été éliminées. Il y a d’ailleurs toujours eu des notaires à Cuba mais qui agissaient en bout de chaîne après l’obtention des autorisations administratives.
SL : Que se passe-t-il en cas de litige ?
En cas de litige, si une personne revendique par exemple certains droits sur une transaction déjà effectuée, que ce soit une vente ou un échange, les tribunaux trancheront et auront le dernier mot. Les bureaucrates n’auront plus voix au chapitre. Vous vous rendez compte ainsi que dans un seul secteur, nous arrivons à réduire de manière drastique la fonction administrative et bureaucratique en éliminant les démarches inutiles. Ces réformes vont permettre de résoudre certains problèmes liés au logement en facilitant les transactions de vente et d’échange.
Pour ce qui est des voitures, ce sera plus simple car il existe un registre de véhicules depuis fort longtemps. Il s’agit de débureaucratiser notre société. La grande limitation réside dans le fait que les particuliers ne peuvent pas importer de véhicule et, au risque de me répéter, cette décision a été prise il y a cinquante ans non pas par Fidel Castro mais par Felipe Pazos, bien avant que les États-Unis ne décrètent un embargo commercial contre notre nation, bien avant la loi Torricelli de 1992, la loi Helms-Burton de 1996 et les deux rapports de la Commission d’Assistance à une Cuba libre de 2004 et 2006, qui aggravent les sanctions économiques. Comme vous pouvez l’imaginer, ces sanctions ont aggravé notre économie nationale et nous ont amené à imposer un strict contrôle sur les importations personnelles.